La rizière est à son apothéose. Des fusées, des lance-flammes, de la fumée noire et un soleil rouge l’habitent. J’étouffe, je suffoque. Une bière…Je veux une putain de bière. J’exige un bock. Sur-le-champ.

J’ai la fièvre, pour sûr. J’ai froid. Je tremble. Mes doigts sont engourdis. Mon corps est en crampes.

Je vais crever, c’est sûr. Je vais crever comme un chien et personne n’entendra mon cri. Les avions se chargent de garotter le moindre son humain. Le ronronnement de leur moteur et de leurs hélices nous habitue à une satanée rengaine d’hypnose.

-Y’a personne dans cette eau pourrie ? Vous m’entendez, les copains !… Personne à part les cadavres qui m’entourent et moisissent !… Instituteur Mêlhaut, tu serais fier de moi !… Mes racines, je me les bouffe jusqu’à la lie. Mon ventre va exploser, tellement je me les mange.

L’eau atteint presque ma bouche et, bientôt, des poissons et des vipères d’eau vont pénétrer ce trou et s’amuser avec ma langue. Et tout sera dégueulasse, le goût et les couleurs, et je ne pourrai pas stopper ce cauchemar. Je suis dans la réalité. Aucun Dieu ne me viendra en aide. L’espoir existe juste pour asservir.

Aidez-moi…Bordel, aidez-moi… J’veux pas crever comme ça.

Mes paupières… Restez ouvertes !….Vous m’entendez… Restez ouvertes…Ne sombrez pas dans le sommeil de l’éternité. Je suis jeune… Je ne voulais pas de cette guerre… Je voulais juste visiter l’Indochine et aider la population… Je ne voulais pas de cette saloperie de putain de guerre…

Aidez-moi… Ne me laissez pas pourrir dans cette boue. Allez les morts… Ouvrez un œil…Je saurai vous faire rire…Non, restez…Ne vous éloignez pas sur l’autre rive…Restez … J’ai chaud, quand vous stagnez à mes côtés… Lorsque vos fémurs, vos tibias, vos péronés claquent leur chant,ça me berce… Vous me protégez, ne fuguez pas…Balayez les mouches… Ne me laissez pas seul, les gars…J’ai la trouille…Une bière, s’il vous plaît, mademoiselle… Jolie petite poupée… Entends mon souffle arachnéen… Et sers-moi à boire, jusqu’à plus soif…

Allez vous faire foutre tous autant que vous êtes… Les militaires, les consuls, les stratèges, les politiques, les chefs et les intellos… Allez vous faire foutre !… Vous resterez toujours coincés dans vos fauteuils à envoyer votre chair à canon en première ligne… Trop lâches pour patauger dans la boue avec nous !… Vous continuerez à nous raconter des bobards en nous manipulant dangereusement et en nous assenant la vérité suprême… Vous faites tout cela pour le bien de l’humanité. Regardez-là en face l’humanité… Elle se noie… Elle est moribonde, glacée d’effroi, réfrigérée. Regardez bien sa gueule et branlez-vous avec, mais sans nous…

Les potes, réveillez-vous, il faut déserter… Ouvrez vos rétines, désertez… Ne répondez plus à aucun appel… Laissez-les se prendre à leur propre piège… Les potes, réveillez-vous….

''JEAN-PÔL & LA MÔME CAOUTCHOUC Un roman de Franca Maï (extrait p 63-65) Cherche-midi éditeur 2003"